Puis on arriva à la station suivante. Le quai était bondé, et fourmillait d'activité, mais lorsque le train ouvrit ses portes, personne n'y monta. Quelques étranges individus en sortirent et partirent se fondre dans la masse grouillante. Le mur du fond de quai, lui aussi d'une hauteur vertigineuse, était occupé par des coursives en étages successifs, reliées les unes aux autres par des escaliers en zig-zag, mais personne n'avait l'air d'y prêter une quelconque attention, où qu'ils mènent et quelle que fusse leur utilité. Lorsqu'Alice voulut elle aussi descendre sur le quai, la foule était telle qu'elle ne put poser ne serait-ce qu'un pied au sol. Pour autant, personne ne lui prêtait la moindre attention. Elle remonta donc dans le wagon, le cœur serré d'angoisse. Les portes se refermèrent, et le train repartit.
« Ce n'était pas ton histoire, jeune fille. »
La voix qui venait de parler avait résonné très près de son oreille droite, et la fit sursauter. Elle se retourna, et fut soudain nez-à-nez avec l'énorme vieille dame. Vue d'aussi près elle était plus que vieille... De profondes rides plissaient la peau tavelée de son visage, tirant tous ses traits vers le bas et lui conférant une expression à la fois d'une infinie sagesse et profondément triste. Alice eut un mouvement de recul. L'ancêtre poursuivit calmement son explication :
« Les gens qui prennent ce train sont en route vers un nouveau chapitre de leur histoire. Nous sommes les personnages principaux de notre conte, et chacune des gares que nous croisons en est une étape. A nous de trouver comment réaliser la trame du récit et comment faire avancer la narration, même si nous marchons tous dans le noir, et ne savons pas où nous nous rendons. » La vieille femme dût s'arrêter un instant, essoufflée. Elle se rassit péniblement sur le strapontin trop étroit, puis reprit, fixant d'un air grave une Alice interdite.
« C'est ainsi que nous passons notre existence : nous satisfaisons aux besoins d'un scénario dont nous sommes le centre, et dont nous ne savons pas grand chose. Tout juste en connaissons-nous les règles principales ; tu as l'air perdue, petite. Moi, je suis dans le jeu depuis si longtemps. Laisse moi t'aider . Voilà une chose essentielle que tu ne devras jamais, jamais oublier, c'est la règle la plus importante si tu veux réussir à atteindre ton but sans te faire écraser par la foule des quais : sois ce que la trame attend de toi, sois une héroïne et fais avancer l'histoire. Je sais que certains arrivent ici par erreur, comme toi, par curiosité, mais une fois qu'on a mis le doigt dans cet engrenage, ce n'est plus possible de faire demi-tour : le train n'avance que dans un sens, et la locomotive est inatteignable, crois moi. Regarde autour de toi. »
Alice s'exécuta automatiquement, jetant un coup d'œil circulaire dans le wagon, s'attardant sur les passagers debout près des portes, puis sur les silhouettes indistinctes, trop floues, trop inconsistantes, assises dans les carrés.
« Ce sont des âmes perdues, qui n'ont pas su jouer leur rôle et qui sont bloquées ici dans le train, qui se laissent entraîner mais ne verront même pas quand ils arriveront à destination. Joue ton rôle, c'est le seul moyen. »
Le train s'était arrêté une nouvelle fois, Alice s'en rendit soudainement compte. Elle n'avait rien compris au monologue de l'aïeule, mais elle sentit que son regard lourd et chargé d'énigme attendait d'elle quelque chose. Jouer son rôle... Alice ouvrit la porte du wagon et descendit sur un quai presque désert, immense, lumineux. « Ne pas attirer l'attention de ces gens étranges, et pour ce faire, agir comme si tout était normal ». Elle se dirigea vers une grande cage d'escalier métallique. Face à la première volée de marches se déployait un étalage de verroterie, méli-mélo invraisemblable, dément, de vaisselle, boîtes, bijoux et autres objets à l'utilité mystérieuse, le tout entassé sur une table trop étroite, monté en pyramides scintillantes et transparentes. Un gros homme bizarre et silencieux se tenait debout à côté du capharnaüm. Mais il ne fallait pas s'arrêter... L'escalier se déployait sous un vaste dôme ; les marches métalliques à claires-voies s'échelonnaient, grimpaient en large hélice autour d'une colonne massive, et se perdaient dans une pénombre d'altitude ; il y avait probablement un plafond quelque part, puisque des breloques étincelantes pendillaient, incongrûment suspendues à des ficelles de longueurs inégales au dessus de la tête d'Alice, nullement menaçantes, tournoyant lentement, avec légèreté et même, une certaine joie. Alice s'engagea dans l'escalier montant. Elle allait sortir de là.
Tandis qu'elle entamait la longue ascension, le souffle déjà court et les muscles raidissants, à chaque pas, le petit galet lisse qu'elle portait en pendentif sous ses vêtements rebondissait contre sa poitrine, comme les battements d'un deuxième cœur.