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3 février 2012 5 03 /02 /février /2012 02:09

C'était un matin comme les autres. Il était trop tôt, il faisait trop nuit, je n'avais pas assez dormi, et je haïs spontanément mon réveil de choisir précisément l'instant où, semblait-il, j'étais un plus profond du sommeil, pour se mettre à sonner. Après les quelques minutes de supplément douillet réglementaires, je tâtonnais au pied du lit pour trouver mes lunettes, les chaussai et m'extirpai des draps avec force bâillements ainsi qu'un puissant sentiment de regret. La descente vers la cuisine fut longue, froide et silencieuse ; mes pieds glissés dans de vieux chaussons avançaient seuls tandis que mon cerveau encore plein de lambeaux oniriques s'appliquait à me présenter tout l'attrait d'un petit déjeuner. Rituel apaisant du trop-tôt levé, fin de sommeil, mise en éveil. L'eau bout, le sucre fond, se mêle aux volutes théinées diluées bientôt dans un nuage blanchâtre de lait demi-écrémé pasteurisé en brique, qui éclabousse quand on le verse. Le bol est invariablement trop chaud, les tartines aussi ; mais quelques pas jusqu'à la table ne brûlent pas.
Mais ce matin-là différa par un détail infime, tout d'abord. Un sentiment ténu, insignifiant, de manque. Quelque chose n'allait pas, comme un mauvais rêve qui laisse un malaise diurne. Je montai à la salle de bains pour faire mes ablutions, afin de se montrer en société sous un aspect présentable. Et soudain, je compris.
Le miroir m'avait trahie. Ce fidèle objet, intraitable et impitoyable d'ordinaire, m'ignorait. Il ne renvoyait plus mon reflet ébouriffé ; le haut du pyjama que je sentais sur mes épaules, la brosse entre mes doigts, la mousse sur mes lèvres étaient bien visibles, eux. Ils semblaient flotter au milieu de la salle de bains, animés d'une vie propre. Ils flottaient vraiment ! Mes yeux fixèrent stupidement mes lunettes sans rencontrer mon regard, que j'avais joué étant jeune à ne pas croiser, sans tout à fait y parvenir, et même je m'étais amusée à tenter de me voir les yeux clos. Puis, la brosse à dent projeta quelques gouttes blanches en tombant dans la vasque. Je fermai les yeux de toutes mes forces en me concentrant sur le réveil qui allait sonner. Mais le silence seul continua de m'affirmer que je ne rêvais plus. Alors je finissais au plus vite ma toilette, en m'efforçant de ne pas regarder la glace, d'oublier même ce qui s'était passé.
Et tu y parvins. Tu t'habillas avec soulagement, car tu pouvais encore voir tes membres. De ton corps, seule la face manquait. Tu étais devenue un être sans visage. Pourtant à l'extérieur, au milieu des gens, personne ne sembla y faire attention. Les autres dans le bus, le train, le métro, dont tu attendais encore la réaction avec angoisse, ne semblaient pas voir ton amputation. Pour eux tu étais comme d'habitude, tu faisais partie de la masse dont il ne faut pas croiser le regard. Mais ce qui acheva de me rassurer pendant le jour fut que mes amis me voyaient toujours. Je ne parlai à personne de cet événement du miroir, et finis par me persuader que j'avais rêvé et par l'oublier. Devant le monde j'étais normale, j'étais quelqu'un. Devant le monde j'avais un visage.
Mais le soir tu dus te rendre de nouveau à cette épouvantable évidence : tu étais devenue invisible à toi-même. Tes parents t'avaient trouvée pâle. Le miroir ne te trouva pas.
Les jours se succédèrent sans que tu puisses encore une fois apercevoir ton reflet , même en guettant chaque vitrine, fenêtre ou surface lisse. Alors je commençai à douter des autres. Peut-être voulaient-ils te faire croire que tout était encore normal pour ne pas t'inquiéter ? Tu en vins à vouloir qu'ils te trompent, tous ces gens qui te voyaient mieux que toi. Tu leur demandas un matin, à tous séparément, quel visage tu avais. Leurs réponses te persuadèrent qu'ils mentaient bel et bien : d'après l'un tu avais le nez grec, d'après l'autre il était retroussé ; tes yeux étaient tantôt bruns, tantôt bleus, parfois tu portais des taches de rousseur, parfois une fossette au menton.
Elle réalisa alors qu'elle avait oublié le visage qu'elle avait l'habitude de considérer comme le sien auparavant, parce que chaque jour, ce qu'elle voyait dans la glace ressemblait à ce qu'elle y avait vu le jour précédent. Le soir venu elle scruta toutes ses vieilles photos, des photos d'identité, de famille, d'école. Mais sur toutes elle était floue, ses contours vagues évoquaient à peine une forme humaine. Qui croire désormais ? Lesquels des traits qu'on lui avait décrits étaient vraiment les siens ? Avaient-elles seulement déjà eu un visage à elles? Elles s'enfuirent. Longtemps elles errèrent dans la ville, entourées du rassurant œil des autres, qui eux, au moins, savaient.

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